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Plume de Nat
10 janvier 2012

Sérénité

Le ciel s’obscurcit, l’orage menace, mais bizarrement Mathilde est sereine.

Appliquée, le sourire aux lèvres, elle frotte avec un torchon de cuisine rose la lame tranchante d’une feuille de boucher.

Elle débarrasse cette immense table en bois qui trône depuis une éternité dans cette cuisine, lave son plat, puis ses mains et les essuie. Mathilde attrape une manique, soulève le couvercle de la cocotte, tourne délicatement avec une cuillère en bois,  hume le parfum, teste du bout des lèvres sa sauce, baisse légèrement le feu, et la referme avec ce léger tintement de cloche qui caractérise les cocottes en fonte.

« Referme soigneusement la cocotte, Mathilde » lui disait sa grand-mère. Et c’est toujours cette musique qui valide la fermeture.

Elle vient de finir sa blanquette de lapin. Préparer la bête lui a pris la matinée. Mathilde tient cette recette de sa grand-mère, le genre de plat qu’on ne cuisine pas tous les jours, mais qu’elle a toujours du plaisir à préparer. L’odeur de la cheminée et du bois humide, se mélange à la senteur du lapin caramélisé et de sa sauce légèrement citronnée, LE fameux secret de sa grand-mère.

Le ciel est noir, le tonnerre gronde. La pièce s’assombrit. Mathilde allume la lumière, puis ouvre la fenêtre, elle aime ce temps. Ces parfums de campagne bientôt mouillée, et cette lourdeur qui tombe enfin quand l’orage éclate. Ce léger frisson qui parcourt notre corps comme si une âme venait de nous frôler. Cette liberté retrouvée après avoir passé un long moment étouffée. Elle aime cette sensation électrique, cet instant où tout est suspendu au bon vouloir du ciel et de la terre. Elle se verse un fond de café restant, et enserre la tasse pour se réchauffer les doigts. Le contact de la céramique tiède redonne à son corps une sensation de chaleur.  

Les premières gouttes de pluie tombent violemment et s’écrasent dans la poussière de la cour, bientôt le sol ponctué de taches se transforme en une mélasse puis doucement se met à ruisseler. Les gouttes forment désormais de vagues cercles dans les flaques.

Les mouches qui tournoyaient dans la pièce, se posent délicatement de ci de là, profitant de cette accalmie.

Les lumières clignent, puis s’éteignent. Mathilde sait par expérience où sont rangées les bougies, elle fouille dans le vieux buffet grinçant qui trône dans la cuisine, déniche une boite d’allumettes, et fait bientôt scintiller cette douce lueur de bougie. Elle affectionne cette sensation d’être seule au monde. La flamme de la bougie vacille sous le souffle d’air, les ombres, pourtant si sages habituellement,  se mettent à danser dans la pièce. La splendeur du feu de cheminée les fait danser aux rythmes d’un tango, une fois avec délicatesse et souplesse, l’autre avec force et détermination. Un fantastique coup de tonnerre retentit comme un éclat de cymbales dans un concert de musique classique.

Un éclair vient se mêler à la fête et une fraction d’instant fait oublier tous les pas rythmés  de ces danseurs improvisés.

Puis ils reprennent leurs droits.

La pluie est désormais plus intense et plus serrée, le vent se renforce, les gouttes se faufilent sur la desserte installée devant la fenêtre.

Mathilde ferme les vitres. Un coup de vent s’engouffre dans la pièce, faisant céder la flamme de la bougie et vaciller le feu de la cheminée.

Les vieux rideaux en dentelle accrochés à mi hauteur, profitent de cette obscurité pour retrouver leur blancheur oubliée. De la dentelle de Calais, lui disait sa grand-mère, souviens-t-en. Comme s’il eût été possible d’oublier les mots de son aïeule qui lui avait tant appris, et donné tant d’affection. Enfant, elle l’avait trainée dans toutes les manufactures de France et de Navarre, lui avait enseigné à observer pour apprendre, et cela, n’avait jamais quitté Mathilde. Cette tendresse et ce respect pour des métiers qui peuvent sembler désuets, Mathilde les a conservés précieusement. Elle passe son temps libre à refaire des gestes ancestraux, de la peinture sur vitrail, de la tapisserie, ou simplement tisser sur ce vieux métier posé près de la cheminée.

La pluie frappe désormais à grand bruit les carreaux, un volet claque et se fige. Mathilde pense une seconde à sortir pour l’accrocher, puis oublie.

L’immense horloge qui trône dans la pièce comme un œuvre de musée, sonne 11 coups puis repart dans son toc-toc d’un autre temps. Sa famille a toujours pensé qu’elle avait une profonde aversion pour cette pendule. Il n’en est rien, elle aime cette musique quand elle est seule, elle comble la pièce. En compagnie, le carillon a juste tendance à interrompre leurs conversations, et cela elle ne le supporte pas. C’est la fin de la matinée et pourtant, l’obscurité de l’orage pourrait faire croire à une fin de journée.

Elle se rapproche du feu, lui appose ses mains, les frotte, prend un tisonnier, et déplace la bûche centrale. Le feu reprend de l’éclat, une bouffée de chaleur l’assaille, une nouvelle quiétude l’envahit. Elle tire une chaise, et s’installe devant le feu. Le crépitement léger de la bûche retournée se mêle au bruit des gouttes qui finissent leur course sur les vitres.

Mathilde attrape son livre. Elle l’a trouvé dans la vieille armoire de la chambre d’amis. C’est à chaque fois le même scénario, chaque objet échappé de cette pièce, la plonge dans une rêverie instantanée. Cette chambre n’est plus utilisée depuis longtemps, son parquet craque et couine, de jour comme de nuit. Elle sert juste à entreposer les reliques, livres de recette de sa grand-mère, médailles de guerre de son père, jouets mécaniques, quelques crucifix posés sur un prie-Dieu usé, des livres à foison récupérés dans des brocantes, pour une misère, ou ramassés sur les étagères d’amis, une machine à coudre de marque Lada, de ces modèles qui n’ont jamais nécessité d’électricité, un tas de tissus et coupons qui attendent, las, une seconde vie, quelques tableaux entreposés à même le sol, portraits de jeunes enfants. Un grand lit post révolutionnaire voisine un vieux voltaire, dont le velours rasé et éventré, attend une nouvelle jeunesse.

C’est au milieu de ces trésors que quelques semaines plus tôt, elle avait découvert par hasard le journal de sa grand-mère, dans le tiroir secret de la veille armoire normande. Elle avait tout d’abord parcouru ce journal avec regrets, et appris que la vieille femme avait aussi été une belle, jeune et veuve fatale. Quelques photos témoignaient de cette époque que Mathilde n’avait jamais connue. Hésitante, elle avait reposé le journal, mais le lendemain, elle s’était réveillée tôt, était montée dans la pièce, s’était assise sur le voltaire, et avait lu le journal d’une traite. Elle y avait découvert une femme qu’elle ne connaissait pas. Depuis ce jour, un passage du journal la hante, « il m’a pris les poignets et dans un élan de désir m’a renversée sur la table, ses doigts ont dégrafé mon chemisier, et je me suis abandonnée à lui comme si je le connaissais ». Comment s’imaginer la vieille dame autrement qu’avec des cheveux teints, et des robes cachant mal ses rondeurs attendrissantes ?

L’ambigüité des sentiments de Mathilde pour sa grand mère était depuis constante, entre l’amour qu’elle avait toujours ressenti pour cette vieille femme et le dégoût admiratif que pouvait lui procurer ce journal. Une certaine culpabilité la ronge, elle n’aurait jamais su si elle n’avait pas lu. Et jamais lu si elle ne l’avait pas vu. Elle a donc décidé, ce matin, de reposer le journal dans sa cachette, sans même déloger les araignées qui s’y trouvent depuis des lustres. Elle a ordonné un peu la pièce, et, comme pour cacher les traces de quelques instants torrides aperçus par une porte entrebâillée, elle a recouvert la jetée de lit d’un drap blanc. De ces draps dont on recouvre les cadavres.

 

Le feu de la cheminée éclate, Mathilde sort de ses rêveries, une écorce vient finir sa vie sur les carreaux du sol. Comme pour effacer la phrase qui retentit en elle, -il m’a pris les poignets-, elle ouvre son livre à la page cornée, puis reprend.

‘’Natacha est seule dans la pièce. Des coups sourds et malvenus retentissent à la porte.’’

Mathilde frissonne, mais continue.

‘’Natacha se dirige vers la porte, l’ouvre, un homme d’honnête corpulence, l’attrape, lui prend les poignets, l’allonge sur la table, arrache son chemisier, Natacha se débat, il saisit la feuille de boucher. Le premier coup lui est fatal. Elle s’écroule, un jet jaillit de son cou. Dans un dernier souffle, elle verse une infime larme.’’

Mathilde jette un œil à son couperet, pour se rassurer, il est toujours posé sur l’évier, elle pose son livre, respire profondément, décidément elle n’a pas le cœur à lire non plus ce genre de d’ouvrage morbide. Quelle idée d’ailleurs de l’avoir commencé ? Peste-t-elle.

Elle rallume sa bougie.

Alors elle parcourt la pièce des yeux. Ils s’arrêtent sur les plaques publicitaires en métal d’une autre époque. Ce fameux Banania qui recouvrait ses tartines beurrées quand elle était enfant. Le vieux seau à champagne posé près de la cuisinière, qui déborde de louches, cuillères en bois, couteaux, chinois et autres ustensiles dont elle seule semble connaitre la mission. Ces casseroles en cuivre, suspendues en désordre près de l’évier, et dont les fonds astiqués reflètent les lueurs de la pièce. Une affiche jaunie recense les champignons et leur toxicité. Un garde-manger grillagé antique est posé sur le buffet grinçant. De fil en aiguille, son regard se pose, sur ces vieux torchons accrochés à la poignée du four. Pique ma fille, attention à tes doigts, as-tu pensé à ton dé? C’est ainsi qu’elle avait appris à coudre avec sa grand-mère assagie, ces torchons, coupés dans des draps, elle les avait ourlés, puis brodés. Certes, maintes fois elle avait hésité à les jeter, mais par amour pour sa grand-mère, elle les a toujours reprisés.

La pluie s’est arrêtée, un rayon de soleil traverse la cour. Les chenaux gouttent doucement pour finir de remplir les tonneaux récupérateurs de pluie. Les oiseaux reprennent leur vol et leur chant. L’électricité revient dans un soubresaut. Le frigo reprend son ronronnement, les mouches leur vol avec un léger bourdonnement. L’instant tant apprécié et ses petits plaisirs laissent place aux réalités éclairées.

Des coups sourds retentissent à la porte.

Mathilde tressaute.

Elle se dirige vers la porte, jette un œil à son évier, qu’elle ne voit pas de l’entrée. Elle ouvre la porte et…

 

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Commentaires
N
C'est certainement ce qui a causé ma perte, c'est à toi d'imaginer la suite...
S
LA suite STP, ne nous fait pas trop languir!!!!
N
http://www.jacquesflament-editions.com/leitmotive/
N
Voici mon premier concours, ma nouvelle n'a pas été retenue. Il s'agit de Leitmotive pour l'OPUS 3, un concours de nouvelles ouvert à tous.<br /> <br /> Le concours imposait de commencer le texte par les phrases en vert.
Plume de Nat
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